L’influence des brasseries québécoises sur les tendances de consommation des bières en Europe
Je vais commencer mon analyse avec une vision rétro.
En France, nous avons très longtemps été cantonnés à une offre de bière assez standardisée et générique : Blonde, Blanche, Brune, Noire, Ambrée… Par là, on impose une limite gustative frustrante à notre palais. Surtout quand on connait le champ des possibles.
Parce que la bière, ce n’est pas que de la blonde ou de la blanche, c’est un produit issu d’une superbe combinaison entre la créativité du brasseur, la cuisine et la chimie !
Autant dire que les possibilités de combinaisons sont presque infinies.
Si on note l’apparition de l’IPA (India Pale Ale) ces dernières années qui a un peu élargi les saveurs que l’on pouvait dénoter à travers les apports du houblon, c’est un style de bière qui est ré-apparu bien plus tôt au Québec. Alors que ce style s’est vraiment émancipé il n’y a que trois ans en France.
Le Québec, « Lab » des bières en Europe ?
La richesse brassicole européenne a longtemps été attribuée à l’Allemagne, la Belgique (surtout !) et au Royaume-Unis par les buveurs de bière traditionnels.
Depuis les années 80, le Québec a imité les Etats-Unis en se positionnant sur le créneau des micro-brasseries.
Par l’offre on crée la demande et ça, le Québec l’a bien compris en devenant une des régions les plus inventives quand on parle de la célèbre boisson maltée.
Une limitation dans les points de distribution, l’exemple français :
Malgré la multiplication des caves à bières et hybrides cave & bar type VandB, qui poussent comme des champignons, nous avons longtemps été limités et simples dans les endroits où nous pouvons nous procurer une bière, de façon régulière, j’exclus évidemment les festivals et tout autre point de distribution relevant du domaine événementiel :
- Les Grandes et Moyennes Surfaces
- Les bars / discothèques
- Les épiceries / Marchés
- Les hôtels / restaurants
Soit une liste très restreinte, celle-ci incluant forcément une imposante présence d’industriels historiquement possesseurs de fortes parts de marché que l’on ressent forcément en parcourant les linéaires des hypermarchés ou en regardant les logos connus et généreusement éclairés sur les colonnes de tirage des bars.
Les caves à bières spécialisées effectuent un boulot formidable dans l’élargissement de l’offre de bières artisanales. Elles jouent un rôle très important dans l’accompagnement de la mutation du comportement des consommateurs dans l’achat de leurs bières. Mais elles n’ont pas la force de communication des caves appartenant à un réseau de franchisés.
Plus notoires et orientés grand public, les réseaux du type V&B ou Cervoiserie ont permis un élargissement considérable des références proposées et accessibles assez facilement sur le territoire avec un ensemble de bières allemandes et belges proposées la plupart du temps dans des bouteilles elles-mêmes consignées.
Ici on trouve des Triples belges, des Dunkel allemandes, des Lambic Beer (fermentation spontanée) ou des Weissbier (bières blanches), mais c’est encore trop juste pour parler d’innovation pure, ces bières reprennent des saveurs trop conventionnelles et très sûrement rassurantes au niveau des consommateurs qui peinent à sortir de leur zone de confort.
Alors oui, n’oublions pas l’élan formidable des bières Craft qui prend depuis peu de l’ampleur en France, qui est devenue un pays important de « R&D » dans la filière brassicole. Une mode qui pourrait durer un certain temps tant l’engouement est important.
On offre une nouvelle gamme aux consommateurs qui redécouvrent la Bière avec un grand B. On flatte nos papilles avec des créations originales, des nouveautés régulières, une clientèle féminine de plus en plus convaincue, évidemment ce segment du marché est énorme.
Mais d’où sont puisées toutes ces idées créatives ? Comme en cuisine, en musique, tout relève d’influences.
On se tourne alors vers l’exemple du Québec*, qui propose des combinaisons brisant toutes les conventions, mais qui fonctionne à merveille. La chance sourit aux audacieux.
Le « groove » québécois :
Non les québécois ne sont pas tous des trappeurs se baladant avec une queue de castor en guise de chapeau et le sirop d’érable, malgré sa notoriété internationale, n’est pas le seul produit dont ils maîtrisent parfaitement l’élaboration.
En 2015, à Rennes, j’entrais dans un restaurant dont le concept m’était encore inconnu : un fast-food avec comme produit phare une poutine, rien à voir avec le président russe, plutôt un plat à base de frites et de cheddar.
En parallèle, des bières étaient proposées, vente additionnelle classique. Mais pas n’importe quelle bière, une québécoise. Une Boréale exactement. Rare sont celles que l’on peut dégoter dans l’hexagone. Joli packaging. Je choisis leur Noire et la première gorgée me fait découvrir des saveurs inconnues jusque là. Une explosion aromatique mixant des goûts nets de chocolat, café, brûlé avec une texture onctueuse et lactée. Un équilibre parfait de corps, de caractère et d’amertume.
Très forts ces québécois me suis-je dit.
Alors je creuse sur Google, achète des bières de micro-brasseries québécoises trop rarement proposées en France, m’abonne à des groupes Facebook sur le sujet des bières d’outre atlantique nord et découvre des tonnes de pépites. Une véritable mine d’or.
Sauf que, ce « groove » est relativement jeune. Là bas, le concept de micro-brasserie est né à la fin des années 80, à une époque où tout ou presque était contrôlé par trois géants comme Molson, proposant des bières un peu trop pâles. Le premier bar à bière a vu le jour il y a… 14 ans. Depuis, explosion des lieux de distribution de bières artisanales dans les régions de Montréal, Ville de Québec, Saguenay, Trois-Rivières…
Cette jeunesse a obligé les producteurs locaux à s’inspirer des « best-practices » étrangers, ont pioché ici et là en vue d’acquérir une maîtrise dans les process d’élaboration de bières.
D’abord apprendre, imiter, puis innover, jusqu’à proposer des bières aussi osées qu’ingénieuses.
Concrètement, ça donne quoi ?
On trouve des bières :
- Vieillies en fûts qui anciennement accueillaient du Brandy à la pomme
- Des IPA à base de lactose
- Des bières au style Lambic mixées avec du Stout
- Des New England IPA brassées avec de la noix de Coco
- Des bières légères (3,5%) à la rhubarbe
- Etc…
La Milkshake IPA aux fraises, à base de lactose et de pectine de pomme naturelle qui lui confèrent une texture crémeuse et produite par L’Homme qui Plantait des Bières en est un exemple parfait.
Que s’est-il passé dans la tête de celui qui a imaginé concevoir une bière à base de lait et de fraises ?
Cette phrase illustre à elle seule le génie créatif québécois.
Et quand je recherche des bières dont les recettes sont un peu innovantes en France, on tombe souvent sur des super recettes dont l’ADN transpire fortement le Nouveau Monde. Et quelles Bières ça donne !
La Breakfast IPA brassée par l’Effet Papillon, bière dont l’originalité se trouve dans l’ajout de lactose et de flocons de maïs dans la recette, est une merveille.
Evidemment, à l’heure actuelle, les bières « Craft » sont à la mode en France. Un concept nouveau pour le grand public, pas tant que ça pour les amateurs. On commence à en trouver de plus en plus avec le V&B qui a récemment sorti une gamme dédiée, des petits producteurs qui innovent, partagent et proposent avec passion, des points de distribution qui flairent le business associé et qui font gonfler les carnets de commande des micro-brasseries, puis un jour on verra arriver des bières « from » Québec et on se dira : « tiens tiens, ce sont des saveurs que j’ai déjà senti quelque part ».
Et vous, vous avez des exemples de bières délicieuses issues du Nouveau-Monde ?
——
*Bien sûr, le Québec n’est pas la seule influence à lister, loin de là, mais c’est l’exemple qui, selon moi, mérite une attention particulière.
Pour info, le terroir brassicole québécois est estimé à quelques 120 micro-brasseries référencées sur le territoire, dont 84 feraient partie de l’AMBQ (Association des Micro-Brasseries du Québec).
mars 2, 2018 at 11:50
Euuuhhh… sérieux ?
C’est une évidence que le Québec, dans le monde francophone, est actuelleemnt le moteur, là où il y a des brasseurs à la fois créatifs et pointus techniquement, qui maîtrisent leurs produits… et que pas mal de monde dans les milieux brassicoles belge et français ont encor de la peine à le comprendre.
Mais ça fait relativement peu de temps – moins de dix ans – qu’on a vraiment en Europe – et encore, dans les pays *francophones* d’Europe – une certaine disponibilité de bières québécoises qui aille au-delà des produits des grosses micros issues de la première génération (Unibroue, Boréale, MacAuslan…) Donc ça fait à tout casser 7-8 ans qu’on peut évoquer une petite influence hypothétique.
En Europe, l’influence Nord-Américaine en termes de Renaissance brassicole et de styles aux houblonnages « nouveau monde » renforcés, est passée d’abord par la Grande-Bretagne, dès les années 90, puis dans la décennie suivante par la Scandinavie – en particulier le Danemark et certains brasseurs itinérants à l’aura de rockstars qui se sont spécialisés dans les bières extrêmes, de plus diffusées largement sur tout le continent – puis dans uen certaine mesure l’Italie.
Il faut bien voir que, hors de l’Europe francophone, le Québec n’est que très rarement perçu comme une entité distincte, et que pour le consommateur lambda allemand, danois ou italien, ce sont des bières canadiennes. Il n’y a pas vraiment ce lien plus étroit, cette affinité liée à une langue commune que nous, Belges, Français ou Suisses, avons avec le Québec.
Donc influence spécifique des micros québécoises sur l’Europe globalement ?
Non.
Sur l’Europe francophone ?
Possible, je demande à voir… mais c’est pas le seul canal – et très probablement même pas le canal principal – par lequel les effets de la renaissance microbrassicole étasunienne s’est faite sentir en Europe…
A mon humble avis, rien que la disponibilité à large échelle de la Punk IPA de BrewDog à travers l’Europe a probablement fait plus pour imposer les IPAs d’inspiration étasuniennes que toutes les micros québécoises prises ensemble.
mars 2, 2018 at 12:24
Je parlerais plutôt aussi d’influence nord-américaine globale sur l’Europe et, de ce fait, d’influence québécoise sur la France de part le fait que nous partagions la même langue.
Et encore, il n’y a qu’au Québec que ce mélange de style internationaux si particulier.
A ce propos, je ne sais pas si tu es tombé sur cette nouvelle série documentaire, c’est plutôt sympa :
« Brewing Québec S1E1: Ingredients » https://www.youtube.com/watch?v=oRhA0sb7ZjU
mars 2, 2018 at 12:53
Bonjour Laurent,
Ton commentaire n’a à mes yeux rien de faux, d’ailleurs l’article ne renie en rien ce que tu stipules, mais il faut nuancer deux choses :
– La première, c’est que la sémantique associée à mon article peut porter à confusion. En effet, j’inclus peut-être un peu trop globalement l’Europe dans le système d’inspiration. Thomas a dit quelque chose de juste : on parle « d’influence nord-américaine globale sur l’Europe et, de ce fait, d’influence québécoise sur la France de part le fait que nous partagions la même langue ». D’ailleurs, si tu remarques bien, d’Europe il n’y a que le titre de l’article. L’ensemble des anecdotes, analyses et exemples cités reposent sur le territoire français. La France des micro-brasseries innove dans les recettes à l’instar de nos amis d’outre Atlantique Nord, avec des points de ressemblance flagrants dans les process.
– Le seconde, c’est que je précise bien que le Québec n’est pas la seule influence à lister, loin de là, tu as d’ailleurs bien cité l’exemple et l’impact de Brewdog sur nos usages de consommation.
Plusieurs questions se posent pour l’avenir avec comme fer de lance : est ce que les produits québécois intègreront davantage le marché français dans les années à venir ?
Nous verrons
mars 2, 2018 at 4:18
Edouard,
Merci de ta réponse. Le noeud de l’affaire est effectivement principalement ce problème d’ordre sémantique, dans l’usage du terme Europe pour en fait parler de la France – et pas seulement dans le titre, hein…
A mon humble avis, quand tu écris, « j’inclus peut-être un peu trop globalement l’Europe dans le système d’inspiration », tu peux virer tranquille le « peut-être ».
(Je te cacherai pas que c’est le genre de biais francocentriste qui suscite des sourires à la fois ésignés et un brin sarcastiques de ce côté-ci des montagnes, et que la vanne à ce sujet est un peu un sport national… ;o) )
Et effectivement, tu as bien mentionné qu’il y a d’autre sources d’influence. Mais dans une note en bas d’article, qui ressemble un peu à un ajout après coup. ;o)
Accessoirement, il y a un facteur particulier au Québec qui en fait un marché plutôt protégé pour les microbrasseries du cru, et plombe sérieusement toute velléité d’établir des parallèles avec la France, ou même le reste de l’Europe : il n’y a de fait pas de concurrence venant de bières importées.
Tous les imports doivent obligatoirement passer par le monpole provincial (la SAQ) qui taxe très lourdement au passage (de l’ordre de 180%) et ne semble pas du tout intéressé à pousser les bières de spécialité importées dans son réseau de vente.
Ce que ce relatif verrouillage du marché signifie aussi, c’est que les évolutions, les nouveaux styles qui émergent à l’international, n’y sont pas disponibles en importation, du moins ni en quantité, ni à des prix accessibles, donc les microbrasseries du cru s’y collent, et le font bien.
C’était déjà le cas il y a une vingtaine d’années, les micros pionnières des deux premières générations offrant déjà à l’époque entre elles une large gamme de produits d’inspiration belge (Unibroue, Cheval Blanc…), britannique (MacAuslan, Boréale…) et germanique (L’Amère à Boire, Brasal…)
… et dans la foulée, au niveau perspectives: vu que le marché français n’est pas verrouillé par un monopole étatique, lui, donc qu’il y a des importations de pas mal d’autres provenances, en plus d ela montée en puissance des micros du cru, l’implantation durable d’une sélectsion solide de bières québécoises n’est pas forcément gagnée. Le lien francophone joue certes en leur faveur, avec une identité perçue positivement (ce dont Unibroue ont toujours joué avec un certain talent), mais en termes de coût ou de fraîcheur de ce qui arrive jusqu’à la clientèle (malgré les efforts des micros québécoises à assurer le coup au mieux à l’exportation en travaillant la stabilit de leur embouteillage et en se souciant de conditions de stockage correctes chez leurs distributeurs), la situation n’est pas tout à fait aussi favorable.
Santé !
PS: Quand tu affirmes que les IPA sont un style qui ne « s’est vraiment émancipé il n’y a que trois ans en France », juste par curiosité, tu la places où, précisément, l’articulation ? Tu vois un évènement-clé ? (L’émergence des IPA françaises, je la placerais plutôt en 2011-2012, perso… mais j’ai certainement une perception biaisée de ce point-là.)
mars 5, 2018 at 2:54
Laurent,
Excuse-moi pour ce délai de réponse.
Merci pour tous ces éléments qui viennent porter de la matière intéressante au débat post-publication de l’article. Tu expliques bien le cadrillage du marché québécois que des personnes peuvent totalement ou partiellement ignorer et j’en fait partie, bien je sache que la SAQ régule le marché, tout comme le fait que la Fédération des producteurs acéricoles du Québec régule le marché du sirop d’érable (qui a récemment sucité quelques révoltes du côté des artisans petits producteurs – Netflix a fait un reportage sympa là dessus).
En réponse à la question qui clôture ton commentaire, en me basant sur mon expérience personnelle et le fait que je puisse trouver des IPA depuis quelques années seulement dans les bars orientés grand public je dirai que l’émancipation (terme qui traduit non pas l’apparition mais le véritable envol du style et son accès grand public) est calquée sur la sortie de la Leffe IPA il y a 3 ans et jalonne ainsi l’envahissement du marché IPA français en étant la première (je crois ?) bière à caractère industriel commercialisée à grande échelle en FR.
J’espère avoir pu répondre à ta question.
A bientôt