Une définition de la brasserie artisanale en droit … fiscal ?

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Le 5 janvier 2016, la Cour de cassation a rendu un arrêt sur une affaire relative à une histoire d’accises fiscales sur la bière. A priori, c’est le genre d’actualité qui ne m’intéresse pas particulièrement, parce que les histoires de pourcentages sur hectolitres, ça me palpite moyen. Et pourtant, à la lecture de l’arrêt, il m’est apparu qu’en fait, le droit fiscal européen et français ont peut-être donné une définition de la brasserie artisanale, et ce depuis plus de vingt ans…

Cette affaire est donc l’occasion de revenir sur ce que sont les droits d’accises, et sur la possibilité de définir une brasserie artisanale en reprenant la notion fiscale de « petite brasserie indépendante » (PBI).

Les droits d’accises sur la bière

Il faut d’abord noter que si les taux des droits d’accises sont de la compétence de chaque Etat membre, la méthode de calcul et les différentes catégories d’accises ont été harmonisées par une directive européenne : la directive 92/83/CEE du 19 octobre 1992, concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcooliques.

Un droit d’accises est un impôt indirect, comme la TVA. Cependant, contrairement à la TVA qui se base sur la valeur du bien, l’accise se fonde sur une quantité (merci Wikipédia). En l’occurrence, l’accise sur la bière va dépendre de la quantité d’hectolitres produits par la brasserie en question.

Le taux des droits d’accise est donné par l’article 520A du code général des impôts (CGI). Des taux différents sont prévus pour les bières titrant en dessous de 2,8%, celles titrant au dessus, et les bières produites par les PBI.

La notion de petite brasserie indépendante

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C’est sans doute là que se trouve ce qui nous intéresse le plus. Un taux réduit peut-être appliqué aux PBI qui sont définies de la manière suivante (article 178-0 bis A de l’annexe III du CGI) :

« une petite brasserie indépendante s’entend d’une brasserie établie dans un Etat membre de la Communauté européenne qui respecte cumulativement les critères suivants :

1° elle produit annuellement moins de 200 000 hectolitres de bière ;

2° elle est juridiquement et économiquement indépendante de toute autre brasserie ;

3° elle utilise des installations physiquement distinctes de celles de toute autre brasserie ;

4° elle ne produit pas sous licence »

A noter que cette définition reprend mot pour mot celle proposée par la directive de 1992 à son article 4.2.

L’affaire « Brasserie Bouquet » – précisions sur la notion d’indépendance

La question centrale dans cette affaire était la question de l’indépendance de la Brasserie Bouquet, au travers du 4e critère, celui de l’absence de licence.

En l’espèce, la Brasserie Bouquet, un restaurant d’Auvergne sous enseigne « Les 3 Brasseurs », vendait dans son établissement une bière qu’elle produisait elle-même. Pour le calcul des droits d’accises, elle a considéré qu’elle relevait du régime des PBI. Cependant, l’administration fiscale a contesté cette qualification, relevant que la Brasserie Bouquet avait conclu un contrat avec la société ICO 3 B (Les 3 Brasseurs), lequel prévoyait un engagement de la part de la Brasserie d’utiliser les souches de levure fournies par ICO 3 B, et plus généralement de suivre un document intitulé « Bible du cercle des 3 Brasseurs » comprenant les modalités de brassage de la bière.

Selon la Cour d’appel, la société produisait moins de 200 000 hectolitres par an, était indépendante de ICO 3 B (car il s’agissait d’un franchisé, qui par définition est un partenaire économique indépendant du franchiseur), utilisait ses propres installations, et bien qu’elle dispose d’une « Bible », cela n’avait pas d’impact sur son indépendance de franchisé, ICO 3 B n’intervenant pas dans la gestion de la Brasserie. L’administration fiscale a formé un pourvoi devant la Cour de cassation, contestant l’indépendance de la Brasserie Bouquet.

La Cour de cassation, le 3 juin 2014, a considéré que cette question posait une question sérieuse et a donc fait une demande de décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour interprétation de l’article 4.2 de la directive de 1992.

Dans un arrêt du 4 juin 2015, la Cour de cassation a tranché. Attention, citation barbare :

« L’absence de production sous licence constitue ainsi l’une des conditions visant à garantir que la petite brasserie concernée soit véritablement autonome par rapport à toute autre brasserie. Il s’ensuit que la notion de production «sous licence» doit être interprétée de manière à ce qu’elle comprenne la production de bière sous toute forme d’autorisation, dont il résulte que ladite petite brasserie n’est pas complètement indépendante du tiers qui lui a donné cette autorisation. Tel est le cas s’agissant de l’autorisation d’exploiter un brevet, une marque ou un procédé de production appartenant à ce tiers » (§ 23 de l’arrêt).

Cela revient à appliquer une interprétation large de la notion de licence. La Cour continue en indiquant que le contrat de franchise en l’espèce, liant la Brasserie Bouquet aux 3 Brasseurs, inclut une licence de la marque « Les 3 Brasseurs » et contient un savoir-faire de brassage, et doit donc être considéré comme une licence au sens de l’article 4.2 de la directive de 1992, et donc également au sens de l’article 178-0 bis A de l’annexe III du CGI.

C’est simplement cette conclusion qui a été adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 janvier 2016.

Enseignements de cette affaire : la PBI, une définition intéressante

Pourquoi avoir pris autant de place pour résumer les faits, et pour vous parler d’une notion assez obscure de droit fiscal ? Et bien c’est que la notion de PBI permet sans doute de donner une base concrète à pas mal d’interrogations sur la notion de bière artisanale qui remue le petit monde de la craft récemment. C’est une notion qui existe depuis un moment et qui a le mérite d’appuyer sur la notion d’indépendance à travers des critères précis, et ancré dans la réalité économique des relations entre contractants. On peut peut-être lui reprocher le plafond de 200 000 hectolitres par an (mais j’avoue n’avoir aucune idée de ce que ça représente dans les faits).

Et pour vous, une telle définition vous serait utile pour distinguer les bières artisanales ? Ou au contraire, trouvez-vous ça inutile ou trop compliqué ?

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A propos de Pierre

Pierre est l'avocat de la bande. Un peu moins fun que les autres, mais toujours intéressé par partager un bon moment malté (pourvu que la bière soit bonne).

7 commentaires to “Une définition de la brasserie artisanale en droit … fiscal ?”

  1. matthieu a dit :
    mars 3, 2016 at 9:42

    200 000HL/an c large! j’avais fait un petit recensement l’an dernier et par ex brasserie mt blanc (une des plus grosses micro francaises) ct environ 10 000HL en 2014 et Pietra 60 000. stone etaient a 350 000 et sierra nevada 1 000 000. Kro 7 000 000 et AB inbev 40 000 000

  2. fred a dit :
    mars 4, 2016 at 6:39

    200000hl c est enorme, ça ferais 1000 emploies de petit ARTISAN brasseur qui travail tout seul ! Au lieu d une personne qui appuie sur un bouton et qui sort des milliers de bouteille à la journée… je suis totalement pour un abaissement de ces 200000hl pour promouvoir l emploie.

    • piga a dit :
      mars 4, 2016 at 8:00

      Je ne crois pas que cette question puisse avoir un impact direct sur l’emploi. Indirect peut-être : en réduisant les accises sur la bière, les brasserie peuvent baisser leurs prix, donc vendre plus et donc avoir besoin de plus de main d’oeuvre. C’est d’ailleurs l’argument classique de la théorie de l’offre défendue par le MEDEF…

      Cependant, ce n’est pas l’abaissement du seuil qui va permettre d’augmenter le nombre de brasseries bénéficiant des droits d’accises réduit, mais au contraire leur augmentation, en permettant à des brasseries plus importantes d’y rentrer.

      En tout état de cause, dans la mesure où ce seuil est fixé par une directive communautaire, je ne pense pas que l’Etat français ait aujourd’hui la marge de manoeuvre pour la modifier. Elizabeth Pierre soulignait sur Facebook que jusqu’en 2012, il y avait un échelonnement des droits d’accises, entre 10 000hl, 20 000hl… Je pense que leur disparition relève en fait d’une harmonisation européenne.

      Bref, en termes de seuil, on parait un peu coincé.

  3. BRASSERIE AVEYRONNAISE a dit :
    mars 9, 2016 at 10:51

    ATTENTION PRINCIPE DE BASE le droit fiscal est un droit indépendant dit AUTONOME, dont les critères ne peuvent pas être retenus en droit civil ou commercial.

    Exemple un Artisan qui brasse même 2.000 litre semaine ce qui en artisanal est important = 2.000 * 56 = 112.000 soit au mieux 1120 Hectolitre. Le seuil de 10.000 Hectolitre annuel PREMIER SEUIL FISCAL me parait suffisant pour de l’artisanal.

    Au dessus de 10.000 HL, c’est plus de l’Artisanat mais de l’industriel, à 200.000 hl si vous travaillé 5 jours par semaine, soit 260 jours, si vous brasser tous les jours cela fait 769 HL soit 76923 Litres par jours ouvrables OU EST l’ARTISAN ???????????

    NOTA le seuil de 10.000 HL existe toujours en droit fiscal ART 520 CGI c’est le taux qui est le même sur les trois premières tranches.

    L’ARTISAN A LA VUE DU DROIT PRIVE
    Aucun texte ne donne la définition juridique de l’artisan.
    La jurisprudence a reconnu la qualité d’artisan à des personnes qui, tout en accomplissant des actes de commerce, ne doivent pas être considérés comme des commerçants.
    Elle définit l’artisan comme étant un professionnel qui tire l’essentiel de ses ressources de son travail manuel et/ou du travail de sa famille, sans spéculation sur trop de machines et/ou sur les matières premières.
    Cette définition est plus étroite que la définition administrative, donc POLITIQUE.
    Les juges utilisent la règle du faisceau d’indices pour reconnaître à l’artisan cette qualification, l’inscription au registre des métiers n’étant qu’une présomption simple.
    Exercice à titre indépendant et de façon indépendante d’une activité civile.
    En effet, l’activité artisanale est par principe une activité civile soumise aux règles civiles (tribunaux, preuve, capacité, etc ..) et accomplie sans lien de subordination.
    Nécessité d’une implication personnelle et absence de spéculation sur la main-d’œuvre.
    L’artisan est titulaire d’un savoir qu’il utilise en accomplissant un travail manuel.
    Afin de ne pas dénaturer ce savoir-faire, il doit travailler seul ou avec peu de personnes.
    La part personnelle que prend l’exploitant dans l’exercice de son travail est un critère important pour la détermination de la qualité d’artisan.
    La nécessité d’une implication personnelle suppose une entreprise de taille modeste. Ici, contrairement à la réglementation administrative, les juges ne tolèrent pas le dépassement du seuil de 10 salariés.
    D’autre part, l’implication personnelle par un travail manuel empêche l’artisan de s’équiper de nombreuses machines. Toutefois l’évolution technologique a rendu nécessaire l’assouplissement de cette règle.

    C’EST LES CRITERES RETENUS PAS LES JUGES ET LES JURISTES.

    • Merci pour le cours de droit, mais il est manifeste que vous avez manqué l’objectif de l’article.

      Beaucoup de choses dans votre commentaire, alors je vais essayer d’être construit.

      1. L’inadaptation de la notion générale d’artisan pour la définition de la « craft » chez les « beer geeks »

      L’objectif de cet article n’est pas la question de la définition juridique de la brasserie artisanale. En effet, les critères de l’artisanat en droit français ne se posent pas la question de l’indépendance de l’artisan. Or, il s’agit d’un des éléments qui cristallise le plus le débat de la communauté craft afin de déterminer si une bière comme Lagunista doit être considérée comme craft.

      Déjà, la notion d’artisan est polysémique. On a plusieurs définitions, que ce soit pour la question de l’inscription au répertoire des métiers, pour l’application du décret sur le code des artisans, l’application des critères commerciaux…

      De plus, la jurisprudence a eu l’occasion de rappeler qu’un artisan peut-être un franchisé (Cass. com., 25 oct. 1994). Par conséquent, si l’on tire les conséquences de l’affaire Brasserie Bouquet, l’artisan franchisé peut être contraint dans la recette de sa bière.

      Cela montre bien l’inadéquation de la notion générale d’artisan dans le débat actuel, sur la distinction craft/non craft. Ou bien il faudrait considérer qu’un franchisé 1664, ayant le statut d’artisan au sens purement juridique du terme, produit une bière artisanale…

      En conclusion, la notion d’artisan au sens juridique du terme n’est pas pertinente pour la plupart des « beer geeks », qui cherchaient donc à l’étranger des définitions plus adéquates. A cet égard, la définition fiscale de PBI est particulièrement intéressante dans la mesure où elle s’applique spécifiquement aux brasseries, et qu’elle se pose directement la question de l’indépendance (au sens large au regard de la notion en droit de l’UE telle qu’interprétée par la CJUE).

      2. La disparition effective des seuils de 10 000 et 50 000 HL par an

      Les seuils, s’ils restent inscrits à l’article 520A du CGI, ont disparu de manière effective : le taux d’accises est le même pour toutes les PBI, quel que soit leur production annuelle (donc en dessous de 200 000 HL).

      Personnellement, et je pense qu’aucun avocat ne me contredira, en indiquant le même taux pour tous ces niveaux de production, le législateur, par la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013 (article 24), a fait disparaître toute effectivement, et donc toute pertinence de ces seuils.

      3. Le galvaudage de la notion de « politique » – l’Etat de droit

      Enfin, j’aimerais revenir sur l’identité que vous établissez entre administratif et politique. Quand on parle d’action de l’administration, cette action peut toujours (à de très rares exceptions près qui se réduisent à peau de chagrin) être contrôlée par le juge administratif (parfois judiciaire mais on va laisser ça de côté). Donc en conclusion, l’action de l’administration, étant contrôlée par le juge, est politique, bien entendue (et même heureusement car le droit n’est constitué que de règles, et non des raisons fixant ces règles) mais elle respecte le juridique. C’est tout simplement ce que l’on appelle l’Etat de droit.

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