De la bière artisanale à la bière traditionnelle : l’illusion du patrimoine culturel et gastrononique
Je suis sans doute un peu en retard sur la question, puisque ce sujet à déjà été abordé par Happy Beer Time il y a un moment. Mais je ne m’étais pas encore penché tellement sur la question. Voici donc quelques réflexions sur l’entrée prochaine de la bière au « patrimoine gastronomique de la France ».
Juridiquement inepte
En effet, le nouvel article L. 665-6 du Code rural et de la pêche maritime dispose : « Le vin, produit de la vigne, les terroirs viticoles, ainsi que les cidres et poirés, les boissons spiritueuses et les bières issus des traditions locales font partie du patrimoine culturel, gastronomique et paysager protégé de la France ». Le texte issu de la commission mixte paritaire (CMP) a été adopté par le Sénat ; on attend la confirmation de l’Assemblée nationale avant qu’il puisse être promulgué.
En fait, c’est un article qui n’aura aucun effet juridique (ce qui est un comble). Il s’agit d’un symbole : la France (insistez sur le r) aime ses alcools, qui participent de son identité ! C’est beau. On en pleurerait presque. Et d’ailleurs, tout le monde s’en est félicité.
Ce n’est pas la première incursion des parlementaires dans l’article de loi inutile (et inefficace). Déjà, en 2006, on prévoyait que « Le foie gras fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France » (art. L.654-27-1 du Code rural).
A ce propos, un auteur disait : « c’est une déclaration d’intention typique de ce que l’on appelle le ‘bavardage législatif’ dénoncé par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat » (J.P. Branlard, « Patrimoine culinaire de la France : propos juridiques, critiques, ironiques et quelque peu polémiques », une des 13 conférences tirées de « La gastronomie , Une approche juridique », Option Qualité 2009, no280, p.15).
Un « coup » marketing
En fait, l’objectif est de faire de la communication autour de ces produits. Avec cette reconnaissance, les brasseurs français pourront gagner en légitimité au sein du patrimoine national.
C’est ce que déclarait Brasseurs de France au Figaro, le 23 juillet dernier : « ce qu’on espère aux Brasseurs de France, c’est que cette inscription puisse transformer l’image de la bière française à l’étranger. Les fabricants vont pouvoir s’appuyer sur cette reconnaissance et l’exploiter, notamment pour l’exportation. À terme, peut-être verrons-nous apparaître sur les bières des logos ou des visuels ‘Patrimoine de France' ».
Et c’est là, à mon sens, que ce nouvel article de loi rate son coup.
Bières traditionnelles contre bières artisanales
C’est la formulation qui interpelle ici : appartiennent au patrimoine gastronomique français les « cidres et poirés, les boissons spiritueuses et les bières issus des traditions locales ». On connaissait la bière artisanale, la bière industrielle, on découvre aujourd’hui la bière traditionnelle ! Et pas de n’importe quelle tradition ! La bière localement traditionnelle.
Le problème, c’est le glissement sémantique opéré par le projet de loi. Sur Happy Beer Time, ça fait un moment qu’on parle de bière artisanale, et aujourd’hui les parlementaires nous sortent la bière traditionnelle, un peu de nulle part. L’effet magique du consensus politique : le patrimoine, c’est la France ! Et la France, c’est la tradition ! Alors virez-moi l’artisanal, et mettez-moi du traditionnel !
Cette notion de bière traditionnelle ne correspond pas à la manière dont le marché brassicole français est aujourd’hui en train de se renouveler. Tout un pan des bières françaises est issu de l’influence internationale (qu’elles viennent des États-Unis, du Royaume-Uni, de Belgique, d’Allemagne, d’Italie…) On l’a bien vu lors de la dernière Paris Beer Week : les brasseries parisiennes sont fortement imprégnées de culture US (voyez Deck & Donahue, exemple peut-être le plus frappant), et les brasseries étrangères y avaient tout à fait leur place !
Comprenons nous bien. Il est indéniable que de nombreuses bières françaises se réclament d’une tradition brassicole. Il est absolument certain que parmi ces bières traditionnelles, on retrouve de nombreuses bières artisanales. Et il est heureux que ces bières puissent bénéficier d’un soutien symbolique de la part des pouvoirs publics.
Mais on est bien loin de l’exemple belge, où la bière est définitivement ancrée dans le paysage traditionnel, et où les influences étrangères sont passées à la moulinette de la culture locale (pensez au travail de la Brasserie de la Senne ou de De Ranke, et leurs sublimes Belgian IPA) !
Se focaliser sur la « tradition locale » de la bière, c’est se mettre des œillères. C’est valoriser un produit (les bières traditionnelles) pour en dévaloriser un autre (les bières artisanales). C’est appliquer un schéma viticole sur un produit brassicole. C’est ne pas comprendre ce qui fait la bière française aujourd’hui.
En somme, on ne peut que se féliciter de l’intérêt des parlementaires pour la bière. Mais on peut fondamentalement regretter qu’ils aient adopté une mauvaise grille de lecture. Il aurait été plus intelligent de ne pas apporter cette précision de « traditions locales« . Quitte, il aurait peut-être mieux valu ne pas faire de bêtise…
D’autant plus que, à votre avis, quelles bières fondent le plus leur communication sur les origines lointaines de leur recette, et la tradition qu’elles renferment ? Bref, à quand une 1664 marquée « Patrimoine de France » ? 😉
août 29, 2014 at 6:07 pm
Bien dit!
août 29, 2014 at 10:55 pm
Pourquoi mettre dos à dos les notions de bières artisanales et bières traditionnelles qui sont deux concepts complètement différents?
Une bière peut être artisanale sans être traditionnelle, et vice versa…comme tu le soulignes justement.
Si dans l’ensemble on est effectivement loin de la Belgique qui a fait de la bière ce que la France a fait du vin, certaines régions ont bien une tradition brassicole qu’il convient de mettre en avant;-)
août 30, 2014 at 7:23 pm
Farpaitement d’accord, le terme « patrimoine » dans le sens où il y a aujourd’hui un savoir faire et des brasseries en France : OUI. Le terme « patrimoine » dans le sens : issu d’un savoir faire ancestral français : pfffff, du cocorico reposant sur un mensonge… mais bon, puisque que comme tu le dis cela relève plus du bavardage que de l’action concrète…
août 31, 2014 at 3:55 pm
Oserons-t-il?
Quand j’ai démarré dans le métier le 30 juin 1969. Il y avait5 brasseries à Schiltigheim.
Fischer
Perle
Espérence (actuellement enseigne Heineken)
Schutzemberger
Adelshoffen
Aujourd’hui il ne reste que…..Heineken
Une bière Heineken marquée « Patrimoine de France »
C’est faire injure au label Alsace (si tradition locale a encore une signification quelconque?)